CHAPITRE 4
La franchise n’est pas
une caractéristique notoire des criminels.
— Un de vos petits-fils ? Mais que fait-il dans un endroit pareil ? demandai-je avec sévérité.
Abdullah baissa les yeux devant mon regard indigné.
— Ce n’est pas ma faute, Sitt Hakim. Je l’aurais volontiers pris chez moi. Il a refusé de venir. Il a préféré mourir de faim et se laisser battre par ce criminel plutôt que…
— D’être domestique des Inglizi, coupa le garçon.
Ses yeux, au regard aussi sauvage que celui d’un animal traqué, parcouraient la pièce en tous sens. J’étais à une porte, Emerson se tenait sur le pas de l’autre, il ne pouvait donc pas s’enfuir. Il était coincé, certes, mais il avait toujours une attitude de défi. Il pinça les lèvres et cracha – ni vers moi ni vers Emerson, car il n’aurait pas eu cette témérité –, mais entre les pieds de Ramsès. L’expression de mon fils demeura apparemment inchangée. Cependant, j’aurais pu dire à David qu’il avait commis là une sérieuse erreur de jugement.
— Tu préfères être l’esclave de cet homme ? demanda calmement Emerson. Les Inglizi ne battent pas leurs domestiques.
Le garçon eut une moue méprisante.
— Ils les engagent pour qu’ils fassent leurs commissions à leur place, et puis ils les congédient. J’apprends un métier ici. J’apprends… (Il brandit le scarabée à l’adresse d’Emerson.) Il n’y a pas d’erreur dans les hiéroglyphes. Je sais ce qu’ils veulent dire !
— Oh, vraiment, repartit Emerson. Lis l’inscription, alors.
Elle avait été recopiée d’un des scarabées commémoratifs d’Amenhotep III. Je reconnus les noms et les titres, que David débita à toute allure, montrant les hiéroglyphes d’un doigt dégoûtant, mais il sécha au bout d’un moment. Ramsès, qui connaissait sans doute le texte par cœur, ouvrit la bouche. Croisant le regard de son père, il la referma.
— C’est soigneusement fait, commenta Emerson. Et c’est de bonne facture. Qu’as-tu fabriqué d’autre pour Hamed ?
Le garçon lança à son maître un coup d’œil circonspect et haussa les épaules. Hamed, qui s’était installé sur un tabouret, décida qu’il était temps de s’affirmer.
— Maître des Imprécations, vous êtes le plus grand des hommes, mais de quel droit faites-vous irruption dans ma maison pour questionner mon apprenti ? Je veux bien vous montrer ma modeste collection si vous le souhaitez. Laissez partir le garçon. Il ne sait rien.
— Ce garçon peut partir quand il veut, repartit Emerson de la même voix douce. (On entendit déglutir Hamed, qui connaissait cette voix.) Et aller où il veut. David, nous embauchons des manœuvres. Si tu viens nous rejoindre, maintenant ou quand ça te chantera, tu seras bien traité.
Il s’écarta de la porte.
David tourna les yeux vers Hamed, puis, pour la première fois, directement vers son grand-père. Le visage sévère d’Abdullah resta de marbre. Je fus la seule, me sembla-t-il, à remarquer son regard.
Rentrant la tête dans les épaules, le garçon sortit en courant par la porte de derrière.
— Oh, suivez-le ! s’écria Nefret. Nous ne pouvons pas le laisser en compagnie de cet horrible vieillard.
— C’est à lui de choisir, repartit Emerson.
— Oui, oui. (Hamed jeta un regard mauvais à Nefret.) La jeune Sitt a le cœur tendre. Elle ne sait rien du mal. Vous n’auriez pas dû lui proposer une place chez vous, Emerson Effendi. Ce garçon est dangereux, il attaque comme un chien sauvage. Je ne le garde que par charité.
— Qualité pour laquelle tu es bien connu, dit Emerson. (Il jeta négligemment en l’air le scarabée et attendit le dernier moment pour le rattraper. Hamed poussa des cris d’orfraie.) Eh bien, mes très chers…
Il fut interrompu par des cris et des coups sourds. Ceux-ci provenaient de derrière la porte par laquelle le garçon avait disparu. Emerson disparut à son tour, car, comme moi, il avait reconnu une voix qui n’était que trop familière. J’ignore comment Ramsès s’était éclipsé sans se faire remarquer, mais c’était manifestement le cas, car il n’était plus dans la pièce.
Un couloir court, qui ressemblait davantage à un grossier tunnel, menait à une pièce taillée dans la roche de la colline. Les seules lumières étaient celles de quelques petites lampes en poterie sans finesse, mais elles me suffirent pour discerner, non seulement les traces de peinture sur les murs, mais le tableau vivant qui s’offrait à mes yeux.
Emerson avait séparé les deux garçons et les tenait écartés l’un de l’autre, agrippant d’une main le col de chemise de Ramsès et de l’autre l’épaule décharnée de David. Je ne voyais pas ce que Ramsès avait fait à l’autre garçon, mais il était évident que Ramsès avait reçu au moins un coup, car son nez proéminent saignait abondamment. Au début tous deux étaient trop essoufflés pour parler. Puis Ramsès se passa sa manche déchirée sur le visage et souffla :
— Il écoutait à la porte, Père. Il s’est enfui quand je l’ai découvert. Je l’ai poursuivi et quand je l’ai coincé, car, comme vous voyez, nous sommes dans un cul-de-sac, il…
David lança un mot extrêmement grossier à l’adresse de Ramsès. Celui-ci riposta par un mot tellement plus grossier que même Emerson tiqua. David ouvrit de grands yeux, avec, me sembla-t-il, une certaine admiration. Emerson les secoua tous les deux.
— Il y a des dames ici présentes, dit-il dans la même langue. Les Inglizi n’utilisent pas des mots pareils devant les femmes. Tu ignorais peut-être cela, David. Mais toi, Ramsès…
— Veuillez m’excuser, Mère, balbutia Ramsès.
— Tu ferais bien de présenter tes excuses à Nefret également, dis-je en m’avançant dans la pièce pour permettre à Nefret d’entrer.
— Oh, sapristi. Je ne l’avais pas vue. Mais je ne pense pas qu’elle ait compris.
— Tu te trompes encore, dit Nefret. Tu l’as traité de…
Ramsès éleva la voix.
— Mère, Père, il…
— Écoutait à la porte ? (Emerson lâcha les garçons. Ils échangèrent des regards menaçants, mais jugèrent plus sage d’en rester là.) Il vit ici, Ramsès, et toi, tu es en visite. Ce qu’il fait ne te regarde pas.
— Je ne lui ferai pas d’excuses, déclara Ramsès la mine renfrognée. C’est lui qui m’a frappé le premier.
— Quelle lâche excuse ! s’exclama Nefret. Il est plus jeune et plus petit que toi. C’est honteux, Ramsès ! Pauvre petit, t’a-t-il fait mal ?
Elle posa doucement la main sur le bras de David. Ramsès en resta visiblement le bec cloué – d’indignation, sans doute. David fut encore plus surpris. Son regard alla des doigts fins, si pâles sur sa peau, au visage qui lui souriait de façon enchanteresse, et, l’espace d’un instant… Mais je me dis que j’avais dû imaginer cette réaction fugitive, car il sortit précipitamment, frôlant Nefret et se heurtant à Hamed, qui lui lança une bordée d’injures.
— Regardez, Peabody, dit Emerson en s’emparant d’une des lampes d’argile et s’approchant du mur le plus proche. Cette vieille canaille a construit sa maison tout contre une tombe de la XVIIIe dynastie. Le couloir qui mène à cette chambre est un tunnel pratiqué par un pillard du temps jadis. Un ancêtre de Hamed, très probablement.
— Comment savez-vous qu’il s’agit de la XVIIIe dynastie ? demandai-je avec curiosité. Il ne reste presque plus rien de la décoration.
— La plupart des tombes privées du secteur datent de cette période. Et l’on discerne quelques contours (il bougea la lampe) ici et là. Il s’agit apparemment d’une scène de banquet, semblable à celles que l’on trouve dans les tombes de Ramose et de Nebamon. Ce tombeau n’a jamais été achevé. Vous remarquerez que le mur du fond est à vif, il n’a pas été aplani ni plâtré pour offrir une surface lisse aux dessinateurs qui esquissaient les contours et aux peintres qui prenaient la relève. Hamed a agrandi le tunnel initial, bien peu commode en raison de son étroitesse. Et cette ouverture était sans doute…
Nous avions tous écouté avec intérêt, car c’est un privilège d’entendre un expert comme Emerson faire un exposé de méthodologie. Mais lorsqu’il s’approcha de la grossière ouverture dans le mur du fond, Hamed émit un glapissement indigné.
— Maître des Imprécations, vous allez trop loin. Je suis chez moi ici. Les… les femmes…
— Tu gardes tes femmes dans ce trou noir ? questionna Emerson. Comme je disais, Peabody, cette ouverture aurait dû mener à une autre chambre taillée dans la roche, mais elle n’a jamais été achevée et elle constitue maintenant pour Hamed un placard de rangement bien pratique.
L’espace était d’environ trois mètres carrés et d’un mètre cinquante de hauteur. Il était rempli de formes sculptées. Des visages de pierre nous regardaient fixement. Les uns avaient des silhouettes humaines, les autres étaient de grotesques simulacres de bêtes ou d’oiseaux – têtes de faucons ou de félins, ibis et crocodiles. Les orbites ténébreuses d’un sphinx à tête de bélier brillèrent d’un reflet provenant d’une particule de mica dans la pierre.
— L’entrepôt des sculpteurs, observa Emerson tandis que Hamed trépignait en jurant.
— Ce sont des copies, oui, marmonna Hamed. Ce n’est pas un crime.
— Non… sauf si tu les vends en les faisant passer pour authentiques. (Il hésita un moment, puis secoua la tête.) Venez, Peabody.
J’attendis que nous soyons sortis de la maison pour parler.
— Ma parole, Emerson, vous êtes parti un peu brusquement. Pourquoi n’êtes-vous pas resté avant d’avoir obtenu ce que vous vouliez ? Car je ne peux pas croire…
— En effet, je n’avais pas terminé. Mais il aurait été inutile de continuer. Il faudra que je revienne une autre fois. Sans, ajouta Emerson en nous gratifiant d’un regard noir, vous tous. C’est comme si j’avais crié sur les toits la raison de ma visite !
— Ce que vous êtes en train de faire, observai-je. Un groupe de curieux s’était formé lorsque nous étions à l’intérieur, et Nefret était assiégée par des gamins dépenaillés qui réclamaient de l’argent.
— Oh, bon sang, lâcha Emerson. (Plongeant la main dans sa poche, il en sortit une poignée de pièces et les leur jeta.)
C’eût été une fatale erreur de la part de quelqu’un d’autre – la seule façon d’éviter les sollicitations continuelles étant de ne rien donner –, mais Emerson était bien connu des habitants de Gourna, même des enfants.
Après avoir gratté la terre et s’être chamaillés pour attraper les pièces, les badauds se dispersèrent à contrecœur, et nous redescendîmes la colline.
— Dis donc, Abdullah, fit Emerson d’une voix moins tonitruante, pourquoi diable ne m’as-tu pas dit que l’un de tes descendants était à la solde de ce vieux scélérat ? Si je l’avais su, j’aurais procédé différemment.
— Je ne savais pas que vous alliez là, marmotta Abdullah. Je pensais que vous aviez l’intention d’aller chez nous.
— J’en ai bien l’intention. Nous allons nous y rendre maintenant. Eh bien, Abdullah ? Qui est ce garçon ?
— Le fils de ma fille.
— Où est sa mère ? m’enquis-je.
— Morte.
— Et son père ?
— Mort.
— Vraiment, Abdullah ! fis-je, excédée. Faut-il que nous vous arrachions chaque mot de la bouche ? Peu importe, je commence à comprendre. Vous l’avez appelé David, et non Daoud. Son père était-il chrétien ? C’était un Copte ?
— Il n’était rien, explosa Abdullah. Même les chrétiens croient au Livre, mais lui s’adonnait à la boisson et blasphémait Dieu.
— Mmm, fit Emerson. Voilà qui est sensé de la part de… Aïe !
Je venais de le pincer doucement. Les opinions d’Emerson sur le chapitre de la religion ne sont guère orthodoxes. (« Hérétiques » serait le mot approprié.) La liberté de conscience est le droit de tout être humain, et il ne me viendrait jamais à l’esprit de remettre en question celle d’Emerson, mais il y a des circonstances où le fait d’exprimer franchement son opinion peut à la fois se retourner contre soi et se révéler impoli.
Abdullah marchait devant nous d’un pas pesant, et nous lança les phrases par-dessus son épaule.
— Ma fille était ici et vivait avec son oncle. Il arrangeait un mariage pour elle… un beau mariage, dont rêverait n’importe quelle jeune fille, quand Michael Todros l’a enlevée. Et lorsque mon frère les a retrouvés, elle était sur le point de mettre au monde son enfant. Quel autre homme aurait voulu d’elle alors ? Et elle… (Il avait du mal à prononcer les mots, même encore aujourd’hui.) Elle ne voulait pas le quitter. Lorsqu’elle est morte en mettant au monde l’enfant, j’ai essayé de le prendre, mais Todros s’y est opposé, et maintenant… maintenant lui aussi est mort, mort à cause de la boisson et des drogues que lui donnait Abd el Hamed en échange du travail de David. Et pourtant le garçon n’a pas voulu renoncer à sa mauvaise conduite. Todros lui a appris à haïr la famille de sa mère, et il reste ici au village, faisant ouvertement honte à tous ses parents.
Nefret, juste derrière nous, dit :
— Ne soyez pas triste, Abdullah. Noua le ferons revenir.
— Parfaitement, dis-je d’un ton ferme.
— Mmm, fit Ramsès.
*
***
Abdullah avait seulement exagéré un brin quand il avait dit (certes pas en ces termes exacts) que son petit-fils renégat habitait trop près pour sa tranquillité. La maison que lui et nos hommes avaient louée était en lisière du village ; on apercevait la maison de Hamed depuis la porte. Nous leur rendîmes une brève visite afin d’inspecter les lieux, car je me sentais obligée (par amitié ainsi que par devoir) de m’assurer qu’ils fussent logés confortablement. Vu que les hommes semblent mesurer le confort au degré de saleté et de désordre qui règnent, j’en déduisis qu’ils étaient installés très confortablement.
Après avoir accepté l’offre rituelle de thé et de pain, nous enfourchâmes nos ânes.
— Puisque nous sommes là, autant faire une petite visite, hein ? proposa Emerson. Et montrer un peu le coin à Nefret. C’est la première fois qu’elle vient ici.
— Les tombeaux des nobles, suggéra Ramsès.
— Non, non, il fait trop beau pour nous enterrer, dit Emerson d’une voix qui ne souffrait pas la contradiction.
Il y a beaucoup de choses intéressantes à voir dans la partie ouest de Thèbes, mais je savais ce qu’il avait en tête. Il avait les yeux fixés sur les collines au nord de l’endroit où nous nous trouvions – sur les pentes brunes et stériles de Drah Abou el-Neggah.
Nous passâmes devant le temple de Deir el-Bahari, où Emerson mit pied à terre avec Abdullah et Daoud, qui nous avaient accompagnés. Son intention, j’en suis sûre, était d’épargner le pauvre âne, mais la vérité est qu’Emerson a l’air ridicule juché sur un petit âne et superbe quand il marche à grandes enjambées, avec assurance, les épaules redressées, affrontant tête nue les éléments.
Admirant sa silhouette parfaitement proportionnée et me demandant où diable il avait perdu son chapeau, je ne prêtai guère attention aux cadences monotones de la voix de Ramsès. Il cheminait sur son âne à côté de Nefret. Ils semblaient être de nouveau en bons termes, sans doute parce que Nefret avait tellement envie d’apprendre qu’elle était prête à supporter le laïus condescendant de Ramsès. Cependant, j’étais sûre qu’elle lui revaudrait cette attitude condescendante le moment venu. Les femmes ont leurs petites méthodes.
Le soleil était haut dans le ciel lorsque nous fîmes halte, et je commençai à me demander si je déjeunerais ce jour-là. Je craignis que non. Les yeux plissés d’Emerson avaient un intense éclat saphir, fréquent lorsqu’il poursuit quelque piste archéologique, et il faudrait autre chose qu’un déjeuner pour l’en détourner. Je le persuadai de laisser les autres se reposer un moment – il aurait dédaigné une telle suggestion pour lui-même – et je passai à la ronde le bidon de thé froid accroché à ma ceinture.
Il y avait peu d’ombre. Les collines de Drah Abou el-Neggah ne sont pas des falaises abruptes comme certaines autres parties des montagnes de Thèbes, mais elles montent en pente douce jusqu’au sommet, à quelque cent cinquante mètres au-dessus du niveau de la plaine. Ces pentes accidentées sont criblées d’ouvertures sombres, entrées des tombes aujourd’hui vides et abandonnées depuis longtemps, dont beaucoup sont remplies de débris et de sable chassé par le vent. De pâles rubans de chemins serpentent de long en large et de bas en haut, clairement visibles sur la roche de couleur chamois. Emerson mit sa main en visière au-dessus des yeux.
— Ces colonnes au sud appartiennent au temple du roi Sethos Ier, Nefret. Nous irons le voir un autre jour. Il y a des éléments intéressants, mais il date d’une époque bien postérieure à celle dont nous nous occupons en ce moment. Et là (il tendit le doigt vers l’endroit où la colline descendait en pente vers l’étendue désertique), au-delà de cet éperon se trouve la route qui mène à la Vallée des Rois.
— On y va ? questionna Nefret avec empressement. Je n’ai jamais vu les tombes royales.
— Pas aujourd’hui.
Je parvins à retenir un soupir de soulagement. Je commençais à avoir très faim, et quelques gorgées de thé n’avaient guère étanché ma soif.
Emerson sortit une boule de papier de sa poche et la déplia. C’était apparemment une carte ou un plan grossier, et nous nous pressâmes autour de lui, attendant des explications. Au lieu de les fournir, Emerson fit « Mmm », et s’éloigna.
Nous le suivîmes en traînant la patte, Abdullah tirant les ânes. Au bout d’un court instant, Emerson s’arrêta, puis fit encore « Mmm ».
— Emerson, cessez donc de grommeler et expliquez-vous, m’exclamai-je.
— Mmm ? (Emerson me fixa d’un regard inexpressif. Il poursuivit, comme se parlant à lui-même :) Il n’y a pas de carte convenable. Quand se décidera-t-on à en faire une ?
— Emerson !
— Inutile de crier, Peabody, j’entends très bien, me lança Emerson d’un ton de reproche. J’essaie de déterminer l’endroit où Mariette a trouvé le cercueil de la reine Ahhotep. Impossible, je le crains, vu que ce bougre d’abruti…
— La dame qui possédait les beaux bijoux ? demanda Nefret. Ils se trouvaient dans son cercueil ?
Elle savait bien que oui, elle cherchait seulement à relancer Emerson sur le sujet, et je dois avouer qu’elle réussit mieux que je n’aurais su.
— Tout à fait, ma chérie. Tu connais l’histoire, bien sûr ? (Sans lui laisser le temps de répondre, il se mit à la raconter :) C’est vraiment l’un des incidents les plus curieux de l’histoire archéologique. Mariette, ce bougre de…, oh, très bien, Peabody, j’admets que le bonhomme a eu le mérite de fonder le Département des Antiquités, mais le fait est qu’il se préoccupait davantage d’impressionner les visiteurs nobles que de pratiquer des fouilles correctes. Il jouait les fanfarons au Caire le jour où ses ouvriers, livrés à eux-mêmes, ont découvert le cercueil, avec la momie et les bijoux. Même lorsqu’on l’eut averti de la découverte, il n’est pas parti pour Louxor. Il a écrit une lettre, ce crétin, et, le temps qu’elle arrive, le gouverneur local s’était emparé du cercueil et l’avait ouvert. La momie était sans doute en triste état, comme d’autres de la période, si bien que le gouverneur s’est borné à jeter les os et les bandelettes, puis il a envoyé les bijoux au khédive du Caire. À ce moment-là Mariette s’est enfin avisé qu’il ratait peut-être quelque chose. Il a réussi à intercepter le bateau et à récupérer les bijoux.
— C’est un miracle qu’ils n’aient pas été volés, s’exclama Nefret. Comment Mariette a-t-il pu être aussi stupide ? Pourtant, c’est l’un des grands noms de l’égyptologie.
— Ce genre de chose n’était que trop courant il y a cinquante ans, répondit Emerson. Peabody dirait probablement que l’on doit mettre au crédit de ses prédécesseurs ce qu’ils ont accompli, mais comment quiconque, à un moment ou à un autre, a-t-il pu être assez bête pour croire qu’un groupe d’ouvriers indigents et illettrés résisteraient à la tentation ?… Bon, c’est comme ça. Le point le plus intéressant concernant le cercueil de la reine, et celui du roi Kamosis – qui a été découvert dans des circonstances analogues quelques années auparavant –, c’est que tous deux n’ont pas été trouvés dans des tombes ni des chambres funéraires à proprement parler, mais enfouis sous les débris et les éboulis épars au pied de ces collines. Quelque part dans les parages.
Il fit un geste. Il n’y avait assurément pas la moindre trace de fouilles. Les mêmes éboulis, les mêmes pentes brunes et dénudées s’étendaient sur la droite et sur la gauche.
— Grâce à l’incompétence de Mariette, nous ne pouvons que supputer l’emplacement exact, poursuivit Emerson. Les momies et les objets funéraires étaient encore dans les cercueils. Nous ne saurons jamais pourquoi ils ont été laissés là au lieu d’être transportés dans une cache de momies royales comme celle de Deir el-Bahari. Mais tout cela est resté ici, oublié et à l’abri, pendant trois mille ans. Jusqu’à ce que cet abruti de Mariette…
— Vous avez clairement exprimé votre opinion sur ce monsieur, Emerson, le coupai-je. Vous croyez donc que les tombes d’origine sont sans doute à proximité ?
— Pas forcément.
— Alors pourquoi… Non, ne dites rien. Si nous retournions au bateau pour y continuer cette discussion ?
— Ridicule, Peabody. Il n’est que midi et demi.
La discussion fut interrompue par l’arrivée d’un individu à cheval. Je fus heureuse, sinon surprise, de reconnaître Howard Carter.
— Il me semblait bien que c’était vous qui passiez à l’instant devant Deir el-Bahari, s’écria-t-il en mettant pied à terre et en serrant la main à la ronde. Car j’ai appris ce matin que vous étiez arrivés. Comme vous ne vous êtes pas arrêtés, je suis venu vous traquer jusqu’ici.
— J’en suis ravie, repartis-je. Nous étions sur le point de retourner à la dahabieh. Voulez-vous déjeuner avec nous ?
Il se laissa facilement persuader, et Nefret se laissa encore plus facilement persuader de monter sur son cheval. Elle avait appris à monter l’année précédente et elle avait fière allure, ses fines mains brunes tenant légèrement les rênes et ses cheveux roux bouclant sur ses tempes. Howard insista pour marcher à côté d’elle, bien que je l’eusse assuré que c’était inutile. Nefret entretenait des rapports étranges avec les animaux de toutes sortes, notamment les humains. Howard, qui l’avait rencontrée seulement une fois, fut aussitôt à l’aise avec elle.
— J’ai pris mes fonctions le 1er janvier, expliqua-t-il après que je l’eus félicité pour sa nomination. Mais comme ma nouvelle maison n’est pas encore prête, M. Naville m’a fort généreusement permis de séjourner à la maison des expéditions du Fond d’Exploration de l’Égypte.
— Mmm, fit Emerson, dont les relations avec M. Naville (à l’instar de ses relations avec la plupart des archéologues) n’étaient pas des plus cordiales.
Avant qu’il ne puisse préciser son opinion sur ce monsieur, je dis :
— Ce sera une lourde responsabilité, Howard, et vous aurez beaucoup à faire.
— Plus qu’un homme ne saurait en faire raisonnablement, je le crains, admit Howard. Mais M. Maspero a eu la bonté de m’assurer que j’avais toute sa confiance et tout son soutien. Il était ici récemment, vous savez. Quel dommage que vous l’ayez manqué de seulement quelques jours.
— En effet, commenta Emerson.
— Le territoire est immense, observai-je. Et vous êtes chargé, je crois, non seulement de la conservation et de la protection des monuments, mais aussi des fouilles et de la surveillance d’autres fouilles.
— Pas de vos fouilles, dit Howard en souriant. Vous n’avez pas besoin d’être supervisés par qui que ce soit, et encore moins par moi. Mais prévenez-moi, je vous en prie, si vous souhaitez que je vous aide d’une façon ou d’une autre. Allez-vous vous attaquer au cimetière de la XVIIe dynastie cette saison ?
Le sujet nous occupa jusqu’à ce que nous arrivions à l’Amelia, où Abdullah et Daoud nous quittèrent. Emerson interrompit sa conférence pour pouvoir présenter Miss Marmaduke, qui attendait au salon. Elle avait fini de trier les papiers d’Emerson et demanda ce qu’elle devait faire à présent.
— Si vous n’avez pas de travail à me confier pour cet après-midi, j’ai l’intention de faire une petite promenade, dit-elle avec hésitation. J’ai tellement envie de voir ces temples magnifiques ainsi que les Colosses.
— Mais vous êtes déjà venue, n’est-ce pas ? lui demandai-je. Lors de votre voyage organisé par Cook ?
— Oui… oui, bien sûr. Je voulais dire, les revoir. Les voyages organisés ne vous laissent guère de temps.
— Grands Dieux, Emerson, vous êtes un négrier ! dit Howard en riant. Une passionnée d’Égypte qui n’a pas été autorisée à visiter ? Faites valoir vos droits, Miss Marmaduke. Vous trouverez en Mme Emerson une alliée de poids.
— Cessez de pousser mon personnel à la mutinerie, Carter, grommela Emerson.
Howard, qui le connaissait bien, se contenta de sourire, mais Gertrude s’écria :
— Oh, monsieur, je ne voulais pas dire…
— Eh bien, vous devriez apprendre à exprimer ce que vous voulez dire. Vous n’arriverez à rien parmi nous si vous tournez autour du pot…
Mais son sourire irrésistible et le regard doux de ses yeux bleus perçants rirent sourire Gertrude à son tour, et elle darda vers Emerson un regard plus doux encore. Sapristi, me dis-je, si Emerson continue dans cette voie, il risque de se trouver dans une situation extrêmement embarrassante.
N’allez pas imaginer un seul instant, Lecteur, que je fusse jalouse. La jalousie est un sentiment que je méprise et, de toute façon, il était évident qu’Emerson ne s’intéressait pas le moins du monde à la pauvre Gertrude.
Nous décidâmes de raccompagner Howard à Deir el-Bahari après le déjeuner, puis de faire visiter à Gertrude quelques-uns des monuments de Thèbes. Il n’eût pas été raisonnable de la laisser y aller seule, car elle n’avait pas la force de caractère nécessaire pour résister aux mendiants, aux âniers et aux marchands d’antiquités importuns. De plus, la remarque badine de Howard m’avait fait comprendre que nous l’avions plutôt négligée. Je n’avais pas encore la preuve que Gertrude fût une espionne ou une ennemie. Si mes soupçons n’étaient pas fondés, nous lui devions le traitement courtois auquel tout employé a droit.
Cela réglé, Emerson évoqua le sujet qui lui tenait vraiment à cœur. Il crut se montrer subtil, mais Emerson ne parvient jamais à me faire prendre des vessies pour des lanternes.
— J’espère que, parmi vos projets, vous avez l’intention de mettre un terme au trafic illégal d’antiquités, commença-t-il.
Howard me jeta un coup d’œil. Je lui adressai un hochement de tête d’encouragement, lequel lui donna le courage, je crois, de hasarder une opinion qui, bien que juste, ne pouvait manquer d’irriter Emerson.
— Professeur, vous savez aussi bien que moi que cela est impossible dans les conditions actuelles. Je ferai de mon mieux pour contrecarrer les agissements des pilleurs de tombes ainsi que de ceux qui pratiquent des fouilles illicites, et pour les arrêter. Mais une fois que les antiquités volées parviennent chez les marchands, je ne peux plus faire grand-chose. Ils prétendent toujours qu’ils ne savaient pas que les objets avaient été acquis de manière frauduleuse, et je ne peux décemment pas exiger l’arrestation de ceux qui sont les agents consulaires de gouvernements étrangers.
— Exact, approuvai-je. Et vous ne pouvez pas non plus arrêter les collectionneurs étrangers qui achètent auprès des marchands.
— Arrêter ? (Howard eut l’air horrifié.) Ciel, non, quel scandale ce serait ! Il ne s’agit pas seulement de simples citoyens, mais des responsables de certains musées. Je ne cite pas de noms, vous comprenez.
— Et pourquoi ça, bon sang ? lança Emerson. Nous savons tous que vous voulez parler de Budge. Ce n’est pas le seul contrevenant, mais c’est certainement le pire. Mettez donc ce salaud au pied du mur. Dites-lui…
— Emerson, m’écriai-je, ne dites pas de choses pareilles. Howard, ne faites pas attention. Vous n’aurez que des ennuis si vous suivez l’exemple de mon mari. Du tact, mon cher Howard, vous devez faire preuve de tact.
— Ma foi, bien sûr, observa Emerson d’un ton vertueux, c’est ma méthode. Le tact, la persuasion subtile.
— Comme par exemple traiter Budge de canaille et menacer de lui flanquer votre poing dans la figure ?
Je vis frémir le long menton de Howard, qui s’efforçait de ne pas rire, mais il reprit la parole avec la plus parfaite sincérité :
— Professeur, vos manières directes et votre totale intégrité sont pour nous un modèle. Comment ne pas tenter de vous imiter ? Je veux que vous sachiez… C’est-à-dire, je sais parfaitement que je vous dois en grande partie cette nomination, à vous et à Mme Emerson. Votre influence auprès de M. Maspero…
— Sornettes, dit Emerson d’un ton bourru.
— Mais, monsieur…
— N’en parlons plus. (Emerson prit sa pipe.) Avez-vous vu récemment passer des objets sortant de l’ordinaire ?
— Il y a toujours quelque chose, dit Howard avec une ironie désabusée. Généralement je n’en entends parler que lorsque la chose a été achetée par un collectionneur.
Emerson fit un geste impatient.
— Soyez précis.
— Ma foi… Je n’ai aucune raison de ne pas vous en parler, je suppose. Récemment un riche touriste américain m’a montré un certain nombre d’objets qu’il avait achetés à Louxor. Je me suis demandé en les voyant si un riche tombeau, de tout premier plan, n’avait pas été découvert. Je vous en prie, s’empressa-t-il d’ajouter en observant l’expression d’Emerson, ne me demandez pas le nom de ce monsieur. J’espère l’intéresser à notre travail ici pour qu’il nous aide financièrement et je ne voudrais pas qu’il soit… euh… découragé.
— Vous voulez dire menacé, intervins-je tandis qu’Emerson en balbutiait d’indignation. Nous ne chercherons pas à connaître le nom de ce monsieur, Howard, mais rien ne vous empêche de nous dire où il a acquis ces objets, n’est-ce pas ?
— Je ne peux rien vous refuser, madame Emerson. Il les a achetés chez Ali Murad. En tant qu’agent consulaire américain, Murad se sent en sécurité. Vous ne tirerez rien de lui.
— Vous croyez ?
Emerson montra les dents ; son expression n’avait rien de jovial.
*
***
Après le déjeuner nous retournâmes avec Howard à Deir el-Bahari. Nous nous attardâmes un moment à admirer le temple et à évoquer l’étonnante carrière de celle qui l’avait construit, la reine Hatchepsout, laquelle s’était proclamée pharaon. La première fois que j’avais vu le site, seuls quelques fragments banals de l’édifice étaient visibles parmi d’énormes tas de sable et de rochers, à côté de la tour du monastère copte qui avait donné son nom à l’endroit. (Deir el-Bahari signifie « monastère du nord ».) Quelques saisons de travail effectuées par le Fond d’Exploration de l’Égypte avaient fait disparaître ce qui masquait l’édifice, dont le monastère, révélant l’un des plus beaux temples d’Égypte, et l’un des plus insolites – colonnades montant par degrés successifs vers les collines d’aspect sévère qui les encadraient, rampes menant vers le sanctuaire taillé dans la roche.
— À mon avis, dis-je comme nous nous trouvions devant une série de bas-reliefs décrivant la naissance de la reine, Hatchepsout devrait être adoptée par les suffragettes comme patronne ou comme symbole. Paisiblement et efficacement, sans guerre civile, elle a supplanté son neveu Thoutmosis III et s’est proclamée homme et pharaon ! Elle a été la première…
Ramsès s’éclaircit la gorge.
— Pardonnez-moi, Mère…
J’élevai la voix.
— … la plus grande de ces remarquables reines de la XVIIIe dynastie qui descendaient directement de Tétishéri en personne. À cette époque-là, comme en conviennent tous les savants de bonne réputation, le droit de gouverner se transmettait par les femmes, de mère en fille. À moins d’épouser la princesse héritière, le roi ne pouvait légitimement prétendre au trône.
— D’où la prédominance de mariages entre frères et sœurs dans la famille royale, dit Nefret. C’est parfaitement logique quand on envisage la question sous cet angle-là.
— Mmmm, fit Ramsès, sceptique.
Nefret se mit à rire.
— Eh bien, Ramsès, j’ignorais à quel point tu étais romantique. L’amour n’intervient guère dans les mariages royaux, mon garçon, pas même au sein de vos sociétés européennes.
Je ne sais pas si ce fut l’éclat de rire, l’appellation condescendante de « mon garçon » ou l’horrible accusation de romantisme qui enragea le plus Ramsès. Il se rembrunit.
— Saperlipopette, je ne suis pas…
— Ça suffit, l’interrompis-je sèchement. Nefret a raison, et d’après le dogme de la religion égyptienne, la princesse était auréolée d’une sainteté toute particulière parce que son père n’était pas le roi, mais le dieu Amon en personne, comme l’indiquent les bas-reliefs que nous examinons en ce moment. Là vous voyez la mère d’Hatchepsout en train… euh… d’accueillir Amon, qui est venue la voir pour… euh…
Pipe entre les dents, Emerson grogna :
— Amon ressemble étrangement au mari de la reine, Thoutmosis III, vous ne trouvez pas ?
— Le dieu s’incarnait sans doute dans le roi, admis-je.
— Il aurait eu rudement du mal à y parvenir sans posséder de corps.
J’estimai que nous étions allés aussi loin qu’il était convenable sur le sujet. Nefret s’efforçait de ne pas rire, et Gertrude avait l’air choquée.
— Ici, dis-je en faisant avancer le groupe par de petits coups de coude, nous voyons la livraison des grands obélisques pour le temple de la reine à Karnak. Ils avaient été fabriqués pour elle par Senmout, l’un des membres les plus talentueux de sa cour, qui était Intendant d’Amon…
— Ainsi que son amant, précisa Nefret.
— Grands Dieux, m’exclamai-je, qui t’a dit ça ?
— Ramsès, répondit-elle d’un petit air bien sage.
— Je ne sais pas où il est allé pêcher cette idée-là, m’empressai-je de préciser avant que Ramsès ne puisse me l’expliquer. La reine n’aurait jamais pris un amant de basse extraction. Sa dignité et son orgueil l’en auraient empêchée, et les nobles de son royaume s’en seraient offusqués.
— On a opposé les mêmes objections aux rumeurs qui ont couru sur sa Gracieuse Majesté la reine Victoria et certain palefrenier, acquiesça Emerson.
Lorsque Emerson est de cette humeur-là, il est impossible de le faire taire. Abandonnant la carrière de la grande reine Hatchepsout, je me tournai vers Howard.
— Vous étiez chargé de copier ces peintures, je crois. Avez-vous des esquisses récentes à nous montrer ?
Par chance il en avait. Après les avoir admirées, nous le laissâmes à son travail.
Je m’attendais à ce qu’Emerson nous ramenât à Drah Abou el-Neggah, mais il avait manifestement renoncé à l’idée de tout travail sérieux pour aujourd’hui. Nous partîmes dans l’autre direction, afin de visiter le Ramesseum et le temple de Medinet Habou. Il n’y avait pas beaucoup de touristes, car la plupart d’entre eux aiment mieux « faire » la rive ouest le matin, mais il y en avait suffisamment pour agacer Emerson, et les deux sites grouillaient d’enfants dépenaillés qui réclamaient des bakchichs, de soi-disant « guides » et de marchands d’antiquités d’origine douteuse. Il va sans dire qu’aucun d’eux ne s’approcha de nous.
Miss Marmaduke paraissait passer un bon moment. Elle resta collée à Emerson, ce que je ne pouvais guère lui reprocher. Non seulement était-il une mine de renseignements, mais sa présence lui évitait d’être harcelée par les mendiants à l’affût. Vu qu’elle était incapable de le faire efficacement, je dus surveiller Ramsès, qui ne cessait de nous fausser compagnie.
Lorsque nous repartîmes, le soleil se couchait à l’ouest et je décidai qu’il était trop tard pour prendre le thé. Au lieu de quoi nous dînâmes de bonne heure. Gertrude dodelinait de la tête au-dessus de son assiette et avoua, quand je le lui demandai par courtoisie, qu’elle était très fatiguée.
— Ma fatigue est à la fois mentale et physique, madame Emerson. Il y a eu trop de choses qui ont sollicité mon esprit ! Les merveilleuses explications du Professeur sur la religion égyptienne m’ont donné ample matière à réflexion. Si vous voulez bien m’excuser, je vais aller me coucher tout de suite.
— Vous vous habituerez bientôt à notre rythme, dit Emerson.
Mais les commissures de ses lèvres le trahirent ; je connaissais bien cette drôle d’expression. Avait-il tenté sciemment de fatiguer Gertrude ? La ruse n’avait pas réussi avec Ramsès et Nefret. Tous les deux, les yeux brillants, étaient en grande conversation, et lorsque Emerson leur suggéra de se retirer, Ramsès protesta.
— Il n’est que neuf heures, Père. Je veux…
Emerson le prit à part. Il croyait parler doucement, mais quand Emerson s’essaie à chuchoter, au mieux cela s’entend à trois mètres de là.
— Ta mère et moi-même avons un rendez-vous à Louxor, Ramsès. Non, tu ne peux pas nous accompagner. J’ai besoin de toi pour monter la garde. Je sais que je peux compter sur toi.
— Qu’est-ce…, commença Ramsès.
— Pour une fois, mon fils, ne discute pas. J’expliquerai plus tard.
Après le départ de Ramsès, je pris la parole :
— Un autre rendez-vous mystérieux, Emerson ? Je vous préviens, vous allez vous retrouver avec une révolution sur les bras si vous persistez à utiliser ces méthodes désinvoltes. N’ai-je pas droit à votre confiance ? Est-ce que je ne la mérite pas ? Est-ce que vous…
— Oui, oui, ma chérie. Mais dépêchez-vous, il se fait tard.
Je n’eus que le temps de m’emparer d’une ombrelle à l’instant où Emerson m’entraînait hors de la pièce.
Notre petit bateau attendait. Abdullah et Daoud attendaient eux aussi. Une fois que nous fûmes à bord, Daoud poussa au large, puis gagna son poste à la barre.
Le clair de lune traçait un chemin argenté sur la vaste étendue d’eau, et les lumières de la ville semblaient se refléter par milliers sur la voûte étoilée du ciel. Le bras d’Emerson se coula autour de ma taille.
Le cadre était des plus romantiques, mais moi, je ne me sentais nullement d’humeur romantique. Emerson avait mis Abdullah et Daoud dans la confidence alors qu’il m’avait laissée dans l’ignorance, et, de plus, ils n’étaient qu’à quelques mètres de nous. Je demeurai assise raide comme un piquet et le bras d’Emerson se mit à serrer si fort que je poussai un bruyant soupir.
— Peabody, auriez-vous la bonté de cesser de grogner et de gigoter ? siffla Emerson. Abdullah va croire que je cherche à vous enlacer contre votre gré. Je ne veux pas qu’il entende.
Mon sens de l’humour bien connu l’emporta sur mon agacement, car, vraiment, l’idée était trop drôle – qu’Emerson m’enlaçât contre mon gré (ou qu’Abdullah trouvât à y redire si ç’avait été le cas). La résistance physique eût manqué de dignité, aussi m’abandonnai-je à son étreinte.
— Où allons-nous ? lui lançai-je, péremptoire.
— À la boutique d’antiquités d’Ali Murad.
— Vous avez pris rendez-vous ?
— Bien sûr que non. Nous allons lui tomber dessus comme deux coups de tonnerre.
— L’image est bien trouvée, acquiesçai-je. Qu’espérez-vous trouver, Emerson ?
— Ma foi, voici. (Emerson me relâcha et sortit sa pipe. Il ne cherchait plus à chuchoter – du reste, on ne peut pas dire qu’il y excelle –, et je remarquai qu’Abdullah se penchait dans notre direction, tendant l’oreille. Il ne savait donc rien des véritables intentions d’Emerson.) L’un des pilleurs du coin a découvert cette tombe, Peabody, poursuivit Emerson. C’est la seule explication possible des événements récents. La bague que nous a montrée notre visiteur de minuit devait provenir de la sépulture de Tétishéri, à moins que vous ne soyez assez crédule pour croire qu’elle est transmise de génération en génération depuis le second millénaire avant Jésus-Christ. Si des pilleurs sont à l’œuvre dans la tombe, d’autres objets ont dû également être emportés. Lesquels doivent logiquement se retrouver sur les marchés d’antiquités de Louxor.
— Voilà pourquoi vous êtes allé voir Abd el Hamed à Gourna ?
— Précisément. Il est en rapport avec tous les pilleurs de tombes du village. Ceux-ci lui apportent leurs marchandises volées et il les remet aux marchands d’antiquités. J’avais l’intention de lui tomber dessus sans prévenir et de fureter ici et là, mais après notre discussion avec David, l’effet de surprise s’était dissipé.
Il s’interrompit pour jurer. Il avait du mal à allumer sa pipe tant la brise était forte.
— C’est une théorie logique, admis-je. Mais je vois une difficulté, Emerson. Non… deux. Si la tombe a été découverte, il sera bientôt trop tard pour la préserver, si ce n’est déjà trop tard. Les habitants de Gourna sont des voleurs accomplis. Et – second point –, si M. Shelmadine avait partie liée avec ceux qui ont trouvé la tombe, pourquoi nous a-t-il proposé de nous la montrer ?
Emerson renonça à essayer d’allumer sa pipe. La fourrant dans sa poche, il répondit :
— Votre point de vue est exagérément pessimiste, Peabody. Au pis, nous pourrons trouver la tombe elle-même, et il y a peu de chance pour qu’elle ait été entièrement vidée de son contenu. Les voleurs de Gourna ne travaillent pas – ne peuvent pas travailler – avec l’efficacité d’une équipe archéologique officielle, au vu et au su de tout le monde. Non seulement ils doivent agir en secret, mais ils n’osent pas inonder le marché d’objets dont l’origine finirait par être suspectée. Souvenez-vous des frères Abd er Rasul. Cela faisait près de dix ans qu’ils retiraient des papyrus et des chaouabtis avant d’être arrêtés, et il en restait encore beaucoup.
— Oui, soufflai-je, l’esprit en feu. Mais mon second point…
— Je savais que vous alliez évoquer ça, trancha Emerson. N’en parlez pas pour le moment, Peabody, nous sommes arrivés.
Refusant la voiture que l’on nous proposait, nous partîmes à pied. Il y avait encore pas mal de monde dehors, car les visiteurs préfèrent se reposer durant la grande chaleur de l’après-midi et reprennent leurs activités après que la température a baissé. De plus, au cours du ramadan, les boutiques restent ouvertes jusqu’à une heure avancée de la nuit. La maison d’Ali Murad, qui faisait aussi office de lieu de travail, était à proximité du temple de Karnak. L’un de ses employés se tenait devant la porte ouverte, et invitait les passants à entrer en les tirant par la manche. Lorsqu’il reconnut Emerson, il ouvrit de grands yeux et se précipita vers la porte.
— Inutile de nous annoncer, dit Emerson cordialement, interceptant le bonhomme et me faisant entrer. Ah, te voilà, Ali Murad. J’espère que les affaires marchent bien.
Elles paraissaient marcher fort. Il y avait une demi-douzaine de clients dans la petite pièce et Murad lui-même entourait de prévenances obséquieuses le couple qui semblait avoir le plus de moyens – des Américains, à en juger par leur drôle d’accent.
Ali Murad était un Turc, aux grandes moustaches bouclées. Il portait un fez rouge au sommet du crâne et ses mains étaient couvertes de bagues. Il se domina mieux que son sous-fifre ; seule une grimace trahit sa surprise et ses craintes.
— Emerson Effendi, dit-il suavement, et sa dame. Vous honorez ma pauvre maison. Si vous voulez vous asseoir et prendre le café avec moi…
— Je suis sûr qu’Abdullah serait ravi d’accepter l’invitation, repartit Emerson en me prenant par le bras. Par ici, Peabody.
Il se déplaça avec une rapidité toute féline et atteignit le rideau au fond de la boutique avant qu’Ali ne puisse l’intercepter. Abdullah était juste derrière nous.
J’avais déjà visité l’échoppe, mais je n’étais pas allée dans l’arrière-boutique. Manifestement Emerson était déjà allé plus loin. Nous pénétrâmes dans un vestibule odorant. Avant que le rideau ne retombe, ce qui nous plongea alors dans une obscurité quasi totale, je vis un sol de dalles fendillées, l’une pile de chiffons et de papiers sous un escalier étroit. Sans marquer de pause, Emerson gravit les marches, me tirant derrière lui. Abdullah ne nous avait pas suivis. J’en déduisis qu’il avait reçu l’ordre d’empêcher quiconque de nous suivre. Des cris indignés en provenance de la boutique vinrent renforcer cette hypothèse. Une fois en haut de l’escalier, Emerson s’arrêta, le temps d’allumer la chandelle qu’il sortit de sa poche. La maison était plus grande qu’elle n’avait paru de la rue. L’étage supérieur était un vrai labyrinthe de couloirs et de chambres. Emerson me tenait par la main et j’agrippais fermement mon ombrelle. Les gens pourront se gausser autant qu’ils voudront de mes ombrelles – Emerson s’en moque souvent –, mais il n’y a aucun objet aussi utile, et les miennes fabriquées tout spécialement, avec de solides tiges d’acier et des bouts nettement plus pointus que d’ordinaire.
L’étage supérieur n’était pas inoccupé. J’entendis de petits bruits désagréablement suggestifs derrière plusieurs portes closes. J’entendis également des bruits de pas précipités derrière nous. Soit Ali Murad avait réussi à se débarrasser d’Abdullah, soit ce dernier avait reçu l’ordre de se borner à le retarder.
Emerson finit par faire halte et brandit sa chandelle. Je fis volte-face, prête à le défendre, car Murad nous avait rattrapés. Lorsqu’il aperçut mon ombrelle il s’arrêta, levant ses mains couvertes de bagues.
— Bon Dieu, ne sois pas aussi lâche, Murad, lui lança Emerson. Tu ne crois quand même pas qu’une dame comme Mme Emerson attaquerait un homme sous son propre toit, n’est-ce pas ? C’est la bonne chambre, me semble-t-il. J’espère que tu as la clef. Je serais navré d’avoir à enfoncer la porte à coups de pied.
Observant Emerson comme s’il eût été en présence d’un chien sauvage, Murad fit un dernier effort pour sauver les apparences.
— Vous violez la loi, Emerson Effendi. Vous défiez la Bannière étoilée. Je vais appeler la police.
Emerson se mit à rire si fort qu’il dut s’appuyer contre le mur.
Jurant entre ses dents, Ali Murad déverrouilla la porte. Les fenêtres de la pièce étaient obstruées par de lourds volets en bois. À en juger par l’épaisse couche de poussière qui les recouvrait, j’en conclus qu’elles n’avaient pas été ouvertes depuis longtemps. Il n’était nul besoin de lumière. Les clients éventuels ne montaient jamais ici ; la marchandise sortant de cet entrepôt spécial leur était descendue.
Quelques tables et quelques étagères, encombrées de petits objets, constituaient le mobilier. Les talents ménagers d’Ali Murad laissaient fortement à désirer. Les objets étaient disposés au petit bonheur ; des chaouabtis se trouvaient à côté de récipients de pierre et de poterie, ou par-dessus des tessons de poterie. Le sol n’avait pas été balayé depuis Dieu sait quand.
À mesure que Emerson faisait lentement le tour de la pièce, chaque objet était éclairé l’un après l’autre par la faible lueur de la bougie, puis replongeait dans l’ombre. Emerson s’arrêta devant une plaque de pierre, de forme carrée à l’exception de la partie supérieure arrondie. C’était une stèle provenant d’une tombe, probablement de la XIXe dynastie, étant donné la qualité de la scène sculptée au sommet. Des inscriptions hiéroglyphiques couvraient le reste de la surface.
J’entendis un grincement. Lequel avait été émis par Emerson – un grincement de dents, pour être précis. Ce dernier poursuivit son inspection sans faire de commentaires. Son comportement rendait Ali Murad très nerveux. Comme moi, il savait que, quand Emerson se domine à ce point-là, c’est qu’il manigance quelque chose.
Les objets dans la pièce étaient authentiques et tous avaient été acquis illégalement – volés par des ouvriers travaillant sur un site autorisé ou dérobés sur un site qui était censé être protégé. Les inspecteurs comme Howard Carter se trouvaient devant une mission impossible : ils ne pouvaient pas garder toutes les tombes et tous les temples d’Égypte, et aussi longtemps que les collectionneurs seraient prêts à payer le prix fort pour des blocs sculptés ou des scènes peintes, les monuments continueraient à être pillés.
Des spécimens atterrants de ce vandalisme étaient posés au hasard contre le mur du fond ou n’importe où par terre – des fragments de peintures et de bas-reliefs qui avaient été découpés à même les murs des tombes. Je reconnus un fragment, représentant le profil serein et la tête à l’élégante coiffure d’un noble de haut rang, appartenant à une scène que j’avais vue seulement cinq ans plus tôt dans une tombe de Gourna.
Comme j’étais juste à côté d’Ali Murad, je le sentis de plus en plus crispé quand Emerson commença d’examiner les fragments, en tenant sa chandelle devant chacun d’eux tour à tour. À un moment lui échappa un soupir de soulagement à peine audible…, puis il retint son souffle lorsque Emerson examina à nouveau une pièce en particulier.
Il s’agissait d’une peinture, non d’une sculpture.
Les couleurs en étaient vives et claires, même là où la poussière les avait estompées.
Avant que je pusse en distinguer les détails, Emerson pivota sur lui-même, brandissant la chandelle bien haut. J’ignore si c’était intentionnel ou pas, mais cela eut pour effet d’accuser les ombres qui cernaient ses traits bien marqués. Son expression, déjà peu amène, devint carrément démoniaque.
— Où as-tu trouvé ça ?
La voix d’Ali Murad se cassa comme celle de Ramsès.
— Effendi…
— Je te le ferai cracher par un moyen ou par un autre, dit Emerson.
Le visage d’Ali Murad, également déformé par les ombres, était un masque de pure terreur. Je me dis qu’Emerson ne devait pas être le seul qu’il craignît. Pris entre le marteau et l’enclume (pour utiliser cette expression pittoresque), il se raccrocha à un fil ténu d’espoir.
— Il est bien connu que le Maître des Imprécations n’utilise pas le kurbash.
— En effet, acquiesça Emerson. Le fouet est l’arme des faibles. Un homme fort n’en a pas besoin, et il ne profère pas de vaines menaces. Tu vas me dire ce que je veux savoir parce que je suis le Maître des Imprécations et que mes menaces ne sont pas vaines. C’était qui ? Mohammed er Rasul ? Abd el Hamed ? Ah, c’est ce que je pensais. Tu vois, Murad, comme c’était facile ?
Il ôta sa veste et l’enroula soigneusement autour du fragment peint avant de le soulever dans ses bras. Le visage d’Ali Murad luisait de transpiration, mais devant cet acte de brigandage caractérisé, il retrouva assez de courage pour protester.
— Vous ne pouvez pas faire ça. Je vais me plaindre…
— À la police ? Allons, voyons. Contre tous mes principes, je te laisse le reste de tes marchandises volées. Je ne dirai même pas à ces touristes américains que cette tête en calcaire est un faux. C’est une pièce d’Abd el Hamed, me semble-t-il. Elle n’est pas mal du tout. Prends la chandelle et éclaire-nous pour descendre.
Abdullah, qui montait toujours la garde à la porte, s’écarta pour nous laisser passer.
— Tout va bien ? s’enquit-il du ton de quelqu’un qui ne s’attend à rien de moins.
— Oui, bien sûr, répondit Emerson sur le même ton.
Il se tourna vers Ali Murad, qui tenait la chandelle allumée comme un porteur de torche, et lui souhaita une bonne soirée.
Il n’y eut pas de réponse de la part du marchand d’antiquités. Il ne paraissait pas se rendre compte que de la cire chaude lui coulait sur la main.
Dès que nous fûmes sortis de la boutique, Emerson tendit à Abdullah le fragment peint. Il marchait tout près de moi, mais ne m’offrit pas son bras, et ses yeux ne cessaient de regarder partout, examinant chaque passant, inspectant chaque encoignure de porte obscure. Je ne croyais pas vraiment qu’Ali Murad nous attaquerait pour récupérer « son » bien. Il m’avait paru effrayé, pour ne pas dire pétrifié. Cependant, je jugeai plus sage de ne pas distraire Emerson par ma conversation. J’attendis donc que nous eussions atteint le bateau et appareillé avant de prendre la parole.
— Vous n’avez pas regardé s’il y avait d’autres objets en provenance de la tombe.
— Cela aurait pris trop longtemps. Vous avez vu le fouillis qui régnait dans la pièce. Je ne voulais qu’entrer et sortir avant que le bonhomme ne retrouve assez de cran pour appeler à l’aide. Cela me suffit et apporte la preuve de ce que je soupçonnais.
— Bravo, mon chéri. Comment savez-vous que ce fragment provient de la tombe que nous recherchons ?
— Je connais, répondit Emerson avec modestie, toutes les tombes d’Égypte et leurs bas-reliefs. Ce fragment m’est inconnu.
Cette déclaration était si dogmatique qu’elle confinait à l’arrogance. Émanant d’Emerson, elle était convaincante, sans toutefois apporter forcément la preuve de ce qu’elle concluait.
— Mais la tombe de Tétishéri ? insistai-je. J’avais l’impression que les tombes des reines de cette période n’étaient pas décorées.
— On n’a retrouvé aucune tombe de reine datant de cette période, rétorqua Emerson avec une certaine acrimonie. Nous ne savons pas si elles étaient décorées ni comment elles l’étaient. Si vous voulez bien accepter ma conclusion pour le moment, je vous expliquerai mon raisonnement quand nous aurons l’occasion d’examiner le fragment de plus près.
— Bien sûr, mon chéri. Il ne me viendrait pas à l’esprit de mettre en doute vos compétences.
— Mmm, fit Emerson. Nous sommes sur la bonne piste, Peabody, je n’ai aucun doute là-dessus. Ensuite il faudra… euh… persuader Abd el Hamed de me dire lequel des voleurs du cru lui a apporté cette pièce.
— Et puis nous… euh… persuaderons le voleur de nous conduire à la tombe. Oh, Emerson !
— Ce ne sera peut-être pas aussi simple, Peabody.
— Non, acquiesçai-je. Car il y a au moins deux bandes de criminels qui s’intéressent à notre tombe. L’une d’elles souhaite nous aider, l’autre…
— Amelia. (Le petit bateau avait doucement accosté le long de la rive, mais Emerson resta assis. Se tournant, il prit mes mains dans les siennes et se pencha vers moi. J’eus la très nette impression, même avant qu’il n’ouvrît la bouche, qu’il n’aurait pas de geste tendre.) Je sais ce que vous pensez, Peabody. Ne le dites pas. Ne le pensez même pas.
— Je n’avais nullement l’intention de dire une chose pareille, Emerson. Je sais que le simple fait d’évoquer le nom de cet homme vous rend fou…
— Quel nom ? (Le cri d’Emerson résonna dans la quiétude de la nuit.) Nous n’avons jamais connu son nom, rien qu’une ribambelle de pseudonymes – dont plusieurs ont été inventés par vous. Maître criminel, voyez-vous ça !
— Ses hommes l’appelaient le Maître, Emerson, vous ne pouvez le nier.
— Je ne nie rien, affirma Emerson sans souci de la vérité. Bon sang, Peabody, je savais que vous pensiez à Sethos quand vous avez commencé à me citer cette déclaration absurde de Riccetti. Nous aider, en vérité ! Personne ne va nous aider ! Riccetti nous racontait des bobards et Sethos est mort. Pourquoi persistez-vous à idéaliser cette canaille ? Il est venu à votre secours uniquement parce qu’il vous voulait, vous, pour lui tout seul, l’infâme porc ! Il a tout fait pour m’exterminer, moi. Amelia, cessez de vous agiter comme ça ! Vous n’écoutez pas ce que je dis.
— Vous criez, Emerson. Et vous me serrez les mains trop fort.
Il desserra les mains. Portant les miennes à ses lèvres, il m’embrassa chacun des doigts tour à tour.
— Pardonnez-moi, ma chérie. Je reconnais que j’ai éprouvé, l’espace d’un instant, un petit pincement de jalousie à l’égard de ce… (Il jeta un coup d’œil à Abdullah par-dessus mon épaule.) Qu’est-ce que tu as à sourire comme ça, Abdullah ?
— Je ne souris pas, Maître des Imprécations. C’est la lumière.
— Oh. Et, reprit Emerson, je me suis demandé un moment s’il était vraiment mort.
— Nous l’avons vu mourir, Emerson.
— Cela ne m’étonnerait pas de sa part qu’il ait survécu à seule fin de m’importuner, moi, déclara Emerson. Cependant, la réapparition de Riccetti prouve que la bande de Sethos n’a plus de chef. Les vautours se rassemblent.
— Comme c’est extraordinaire, Emerson ! C’est très exactement cette métaphore qui m’est venue à l’esprit l’autre soir.
— Cela ne me surprend pas le moins du monde.
— Vous admettez donc que Riccetti n’est peut-être pas la seule canaille qui tente de reprendre le trafic illégal d’antiquités. Que M. Shelmadine était un rival de Riccetti et qu’on l’a sauvagement assassiné afin de l’empêcher de révéler des informations ?
— Crénom, Peabody, allez-vous donc cesser ? Je n’admets rien de tel. Je n’ai pas la moindre idée de la raison pour laquelle Shelmadine nous a rendu visite, pas plus que vous, et je ne me sens pas la force d’entendre le genre de théorie que vous n’allez pas manquer d’avancer.
Il y eut un bref silence.
— Vous vous sentez bien, Peabody ? reprit Emerson. Vous ne m’avez pas interrompu.
— Notre discussion est dans une impasse, expliquai-je. Nous n’avons pas assez d’informations pour tirer une conclusion. Nous pouvons seulement dire qu’il y a manifestement deux bandes distinctes de criminels en présence. L’une cherche à nous aider, l’autre…
— Ne soyez pas stupide, Amelia, lança Emerson avec hargne. C’est Riccetti qui nous a dit ça, et je n’en crois rien pour…
Il n’acheva pas la phrase. Le silence de la nuit fut déchiré par le hurlement strident d’une voix de fausset. Puis nous entendîmes le bruit d’une violente lutte, que je n’eus aucun mal à identifier vu que je le connais bien. Il ne me fut guère difficile d’en déterminer l’origine. Nous avions accosté aussi près de la dahabieh qu’en avait été capable Daoud.
J’eus le temps d’observer ce dernier détail en sautant prestement hors du bateau. La rive boueuse était assez glissante. C’est seulement en m’appuyant sur ma fidèle ombrelle que j’évitai de tomber la tête la première. Emerson ne m’avait pas attendue. Il était déjà à une certaine distance devant moi et avançait à grands bonds. À l’instant où il atteignait le pied de l’échelle de coupée, une silhouette sombre la dévala avec une telle précipitation qu’Emerson fut bousculé et s’effondra de tout son long.
J’hésitai l’espace d’une seconde, incapable de décider si je devais poursuivre le fugitif, porter assistance à mon époux étalé par terre, ou chercher à savoir ce qui s’était passé à bord. Un autre cri strident en provenance du pont me décida. Emerson se releva. Dégoulinant de boue et jurant avec véhémence, il passa devant moi et gravit l’échelle de coupée.
Quelqu’un avait eu la présence d’esprit d’aller chercher une lampe. C’était Nefret qui la tenait. Sa main ne tremblait pas, bien que son visage fût aussi blanc que sa chemise de nuit. À la lueur de la lampe, je vis un spectacle qui ressemblait à la scène finale d’un mélodrame. Le pont était éclaboussé de sang et jonché de corps allongés.
Bastet était assise à côté de l’un des corps, les oreilles dressées et les yeux luisant étrangement. Le corps s’agita et s’assit.
Le nez de Ramsès saignait encore. La galabieh qu’il portait en guise de chemise de nuit lui avait été à demi arrachée, et ses frêles épaules étaient dénudées. Il tenait un long couteau dans sa main droite.
Je relevai les yeux et j’aperçus le corps sans connaissance de Gertrude Marmaduke, puis le troisième corps allongé. Le sang estompait les traits du visage, mais je reconnus les côtes, l’orteil à la plaie purulente et les tibias couverts de bleus.
— Ramsès ! m’écriai-je. Qu’as-tu fait encore ?